D’après « Le quai de la Fosse : ombres et lumières » de Jean-Louis Bodinier, édité par le Musée d’histoire de Nantes.

La Fosse aux plaisirs

« Au même titre que Recouvrance à Brest, Bacalan à Bordeaux, ou le Panier à Marseille, le quartier réservé de la Fosse valait au port de Nantes une peu avouable réputation nationale et même internationale.

Selon l’enquête réalisée par le docteur Baré au milieu du 19^ème siècle, on comptait à Nantes trente et une maisons de tolérance. Une vingtaine d’entre elles sont situées dans le 5^ème arrondissement, qui s’étend du quai de la Fosse, surnommé le « quai des la Fesse » dès cette époque, au quartier Graslin. Ensuite ce nombre diminue progressivement pour descendre à quatorze dans les années 1930. C’est alors que s’établit un véritable quartier réservé dans les trois ruelles de la Fosse (rues des Marins, des Trois-Matelots et d’Ancin), qui à elles seules regroupent treize maisons.

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Cette concentration dans ces trois venelles, théoriquement à l’abri du regard des enfants, des femmes et de tous les gens respectables, permet d’exercer aisément le contrôle sanitaire et policier des pensionnaires des maisons closes. Parallèlement, l’amour vénal tend à devenir la seule activité du quartier chaud, pratiquement tous les immeubles étaient des lupanars.

Les femmes et filles « de mauvaise vie », selon l’expression de l’époque, sont les piliers du système jusqu’en 1946. Objet de tous les fantasmes, leur existence cache le plus souvent une grande misère sociale et affective. Au 19^ème siècle, la moyenne des filles inscrites dans les maisons se situe autour de deux cent cinquante, auxquelles il faut ajouter les isolées et les clandestines. Les « filles publiques » déclarées passent régulièrement la visite médicale ; le recrutement est essentiellement local et régional : en 1860, 29% des filles viennent de Loire-Inférieure, 47% des autres départements bretons.

Au 20^ème siècle, la baisse est sensible. En 1931, les « pensionnaires » recensées ne sont plus que soixante-treize, les isolées seulement une trentaine. Poursuite du déclin du port, crise économique, évolution des mœurs influent sans doute sur cette réduction des effectifs qui corrobore logiquement celle du nombre de maisons. L’origine géographique s’est, elle aussi, profondément modifiée. En 1931, sur les soixante-treize pensionnaires des treize maisons de la Fosse, six seulement sont nées dans le département et neuf dans le reste de la Bretagne. Le recrutement est devenu national, le tiers des prostituées venant désormais de l’agglomération parisienne. C’est encore plus vrai pour les tenancières : neuf sur treize sont nées à Paris ou dans sa banlieue.

En 1930, un rapport du commissaire Lemoine détaille par le menu l’activité d’une maison de tolérance. L’établissement, sans doute le Tabarin, abrite dix pensionnaires. Cette petite entreprise accueille deux cent cinquante à trois cents visiteurs par jour en semaine dans la salle du bas, dont quatre-vingts montent à l’étage, soit une moyenne de huit passes par pensionnaire. Le samedi et le dimanche c’est une véritable cohue : mille visiteurs chaque jour dont cent cinquante clients pour l’étage, ce qui porte la moyenne à quinze passes par femme et fait de cette maison une véritable « taule d’abattage ».

Ces passes sont l’objet d’une stricte comptabilité interne : quand une fille monte avec un client, elle dépose un jeton dans une tirelire fermée à clef. Le lendemain, la matrone fait la répartition entre les pensionnaires et note le résultat sur le livre des comptes de la maison; si elle essaie de gruger ses filles sur le nombre de passes réalisées, elle est accusée de faire « sauter la passe » !

Théoriquement, chaque fille garde la moitié des gains, auxquels s’ajoutent les éventuels « petits cadeaux »des clients, cadeaux surnommés « les gants », terme signifiant « pourboire » en ancien français. La moitié conservée par la tenancière correspond au loyer de la chambre, au chauffage et à l’éclairage. En revanche, la pensionnaire doit payer sur ses gains sa nourriture et son entretien. C’est ainsi que s’installe la dépendance, souvent une véritable exploitation entre les tenancières et leurs pensionnaires. La matrone facture les repas, mais aussi les dépenses auxquelles elle pousse les filles : elle fournit à des prix prohibitifs, vêtements, bijoux, cosmétiques… C’est une parfaite mise en coupe réglée, les pensionnaires devenant ainsi débitrices de leur tenancière. La plupart des filles ne peuvent changer de maison que si leur nouvelle matrone rachète leur dette.

La clientèle des maisons est principalement constituée des matelots en escale et des soldats de garnison, frustrés sexuellement par de longs mois de mer ou de casernement. A la clientèle populaire se mêlent parfois des bourgeois en goguette venant s’encanailler dans ces lieux de perdition.

La seconde guerre mondiale, et particulièrement les bombardements alliés de septembre 1943, provoquent d’importantes destructions sur le quai de la Fosse et dans le quartier réservé. Mais il faut attendre la loi initiée par Marthe Richard en1946 pour que les maisons closes soient définitivement supprimées. Les actuels bars de nuit du quai de la Fosse sont un pâle reflet de ce passé révolu. »

NDLR : la rue des trois matelots n’existe plus aujourd’hui suite à ,la réhabilitation du quartier ; à sa place une nouvelle rue, la rue des cap-horniers.